Abed Charef
Pays des mollahs. Théocratie dirigée par des barbus religieux vivant au Moyen-âge, opprimant les femmes et réprimant toute contestation: l’Iran ne manque pas de clichés négatifs, dégradants, qui en font un pays en marge de l’évolution, totalement décalé du monde moderne. Figé dans un modèle politique hors temps, écrasé par une pensée politique rebutante, ce pays à la civilisation pourtant millénaire semble condamné à rester en marge de l’histoire.
Situation d’autant plus évidente qu’elle est consacrée par la constitution et les principaux textes législatifs du pays, élaborés dans la foulée de l’instauration de la République Islamique en 1979. Ces textes fondateurs du système politique iranien mettent en effet le pouvoir des religieux au-dessus de tout autre pouvoir.
Impératifs de survie
Pourtant, face à la nécessité d’adaptation, face aux pressions de toutes parts, internes et externes, face aussi aux impératifs de fonctionnement politique, économique et militaire, cette carapace d’un pouvoir religieux totalitaire craque de toutes parts. Non pour provoquer une chute du régime ou un changement radical de pouvoir, mais pour annoncer l’émergence d’un nouveau modèle. Pas de manière aussi tranchée que ce qui se passe en Arabie Saoudite depuis l’avènement du prince héritier Mohamed Ben Salmane, mais dans la même logique. Avec une différence notable : l’aspiration au changement au sein de la société a trouvé un allié au sein du pouvoir saoudien, ce qui n’est pas encore le cas de l’Iran, où les «réformateurs» n’arrivent pas à prendre le pouvoir.
Mais la mutation en Iran est en cours. «Elle est perceptible dans une multitude de secteurs», selon un ancien diplomate algérien qui a longtemps travaillé dans la région. Frappé par le décalage entre ce qu’il appelle «la fiche Wikipedia de l’Iran et la réalité du pays», ce diplomate estime ainsi que le pouvoir en Iran n’est plus là où on pense, c’est-à-dire entre les mains d’un clergé rigide et dépassé.
Selon lui, il y’a un Etat iranien qui fonctionne en parallèle à la hiérarchie religieuse. Cet Etat a «sa propre dynamique, sa propre cohérence», même s’il est contraint de ménager, parfois de composer, avec la hiérarchie religieuse.
Sans cet Etat profond, l’Iran n’aurait pas survécu à quarante cinq années de sanctions et de boycott, à une guerre monstrueuse avec l’Irak, et à un isolement diplomatique quasi-permanent. Pour, au bout du compte, émerger comme une puissance régionale, capable non seulement de tenir tête à Israël et aux Etats-Unis, mais aussi de montrer sa capacité à infliger des dégâts militaires significatifs à Israël.
Un symbole encombrant
Un journaliste algérien qui a longuement séjourné en Iran pour des raisons professionnelles relève, de son côté, «un exceptionnel dynamisme» de la société iranienne. Malgré les restrictions, «il y a plus de mixité sociale et d’animation boulevard Vali Asr (la grande avenue de Téhéran), qu’à Alger», dit-il. Il a été également frappé par les files d’attente devant les salles de cinéma et les théâtres, avec une forte présence des femmes, des signes qui ne trompent pas.
Le port du foulard reste une obligation, mais «le spectacle qu’offre la rue montre clairement que plus personne n’y croit», ose le diplomate algérien cité plus haut. «C’est l’héritage d’un moment de l’histoire, et il finira par disparaître», dit-il.
Les nouvelles élites iraniennes qui s’imposent progressivement se rendent bien compte de l’absurdité de certaines situations, et sont tentées de faire comme MBS. Elles sont d’autant plus encouragées que les décisions sociétales de MBS n’ont pas trouvé de résistance, et ont considérablement changé l’image de l’Arabie Saoudite.
Le nucléaire, une ambition nationale
De là miser sur un changement de régime, comme le disent israéliens et américains, paraît totalement incongru. D’abord parce que les Iraniens mesurent parfaitement ce que cela peut signifier en termes de déstabilisation, souligne l’analyste Toufik Rebahi. Ensuite, parce qu’un « changement de régime ne changerait pas la doctrine iranienne, dont l’un des fondements est la maîtrise du nucléaire. Ceci fait de l’Iran un pays différent dans la région, avec une longueur d’avance. Un Iran nucléaire, c’était une ambition du Shah Reza Pahlavi. Le régime Khomeiny a fait chuter le Shah mais en a hérité cette doctrine», rappelle Toufik Rebahi.
D’ailleurs, après la révolution iranienne, le principal contentieux avec la France et les Etats-Unis était lié à des avoirs iraniens déposés chez eux, dont certains étaient liés au financement de projets nucléaires conclus à l’époque du Shah.
Cette ambition nucléaire, appuyée par un puissant sentiment national, trouve ses prolongements dans la plupart des secteurs. Dans l’enseignement par exemple. Chiffre surprenant, l’Iran est le cinquième pays au monde dans la formation d’ingénieurs. En termes d’ingénieurs formés par millier d’habitants, certaines sources placent même l’Iran en tête de classement !
Fait remarquable, dans ce flot d’ingénieurs formés chaque année en Iran, les femmes représentent plus des deux tiers.
Ce savoir-faire a été confirmé lors de l’agression israélienne et américaine, lorsque l’Iran a fait exploser le système de défense israélien. Mais la chose était déjà perceptible depuis de longues années. En 2012 déjà, les iraniens avaient capturé un drone américain qui survolait leur territoire. Ils ne l’avaient pas abattu, mais ils en ont pris le contrôle, signe d’une maîtrise technologique de très haut niveau.
Dès lors, une évidence s’impose: l’accumulation d’une telle quantité d’ingénierie, avec une densité scientifique aussi élevée, va forcément imposer à l’Iran le passage vers un nouveau modèle politique, plus adapté à ses réalités et à ses ambitions. C’est inéluctable. Il reste à savoir si les Iraniens auront la lucidité nécessaire pour organiser en douceur le passage d’un pays «barbe et foulard» à un pays «culture et ingénieurs».