De Paris: Souheila Battou
Journaliste et cinéaste
Dans une République qui se dit terre des droits de l’homme, des millions de musulmans vivent aujourd’hui sous regard constant. Soupçonnés d’infidélité, sommés de prouver leur loyauté, ils oscillent entre stigmatisation et silence. Ce texte interroge un précédent oublié – la déchéance des Juifs d’Algérie sous Vichy pour poser une question dérangeante : la nationalité des musulmans pourrait-elle, demain, devenir elle aussi conditionnelle ?
Tout a commencé par une étreinte. Jean-Luc Mélenchon accueille, d’un geste discret et sincère, une femme en larmes lors du rassemblement contre l’islamophobie en hommage à Aboubacar. D’ordinaire, je le perçois comme un orateur passionné, parfois trop théâtral ; mais ce jour-là, son effroi semblait sincère. Dans le silence qui a suivi, on distinguait la stupeur de voir renaître une peur ancienne.
La femme, sanglotant, a soufflé : « Tous les musulmans ont peur. »
Ce cri m’a arrêtée. De quoi ont-ils peur ? Du mépris glissé dans les interstices du quotidien ? De l’invisibilité sociale tissée de silences et de soupçons ? De violences comme celle qui a coûté la vie à Aboubacar ? De la perspective d’une guerre civile, alimentée par une marche de l’extrême droite à Paris, encadrée par les forces de l’ordre ? Ou, plus cruellement encore, de devoir un jour quitter cette France qui les a vus naître, si demain l’histoire venait à basculer ?
Et si l’histoire recommençait ?
Je me suis souvenue d’un film que j’avais cité dans un précédent article — L’Algérie sous Vichy, de Stéphane Benhamou et Jacques Attali. Je l’ai revu. Avec cette interrogation lancinante :
La France trahira-t-elle les musulmans comme elle a trahi les Juifs sous Vichy ?
1. Sous Vichy : la mécanique de l’exclusion des Juifs d’Algérie
Le documentaire explore, pas à pas, l’engrenage qui a conduit à la déshumanisation et à l’exclusion légale des Juifs d’Algérie :
Abrogation du décret Crémieux (octobre 1940)
— Les Juifs d’Algérie, citoyens français depuis 1870, perdent leur nationalité, ramenés au rang d’« indigènes ».
Benjamin Stora évoque la blessure ressentie par ces familles souvent de troisième ou quatrième génération de citoyens français :
« Ce fut un choc d’autant plus brutal que ces familles ne se percevaient pas comme différentes ; elles croyaient faire entièrement partie de la nation française. »
« On m’a fait sentir qu’un Juif d’Algérie ne pouvait pas être à la fois Français et Juif : il fallait “choisir” entre l’un ou l’autre. »
Jacques Derrida raconte :
« À dix ans, j’ai perdu la citoyenneté française. C’était en 1940. Nous avons été exclus de l’école publique. J’ai vécu cela comme une blessure. Mais ce que je n’oublierai jamais, c’est que des familles musulmanes nous ont aidés, cachés parfois, alors qu’elles-mêmes étaient traitées en sujets coloniaux. Cette solidarité silencieuse, je la porte en moi. »
Exclusion des fonctions publiques (1941)
— Médecins, magistrats, enseignants juifs sont interdits d’exercer.
Spoliation des biens et des commerces
— Biens immobiliers et entreprises juives saisis. Benjamin Stora souligne : « Des décrets préfectoraux suffisaient pour dépouiller une famille. »
Interdiction d’accès à l’éducation
— Les enfants juifs sont exclus des écoles publiques. Jean Laloum :
« Briser la scolarité d’un enfant juif, c’était le condamner à une citoyenneté de second rang. »
Humiliations et hiérarchisation raciale
— Recensements spécifiques, signes distinctifs, quotas. Les médias coloniaux fustigent les Juifs comme « ennemis intérieurs ».
Quand la République a retiré leur citoyenneté aux Juifs d’Algérie, c’était au nom de la loi. Ce n’est pas seulement une communauté qu’on a humiliée. C’est un principe qu’on a trahi : l’égalité.
Jacques Attali : « Ce fut une trahison des principes républicains… »
Ferhat Abbas, président du Gouvernement provisoire de la République algérienne :
« La France nous a promis l’égalité. Elle nous a donné l’inégalité. Elle nous a promis la fraternité. Elle nous a donné le mépris. »
2. Transposition : la peur des musulmans aujourd’hui
Il ne s’agit pas d’une équivalence stricte, mais d’une alerte. Quelles lignes ont déjà été franchies ?
Le glissement est réel. Il commence par des discours, des suspicions, une citoyenneté devenue conditionnelle.
« On ne persécute pas au nom de la loi. On légalise la persécution. » – Albert Camus
Cadre légal actuel
La nationalité française est aujourd’hui protégée : un citoyen né en France ne peut être privé de sa nationalité, sauf s’il possède une autre nationalité (pour éviter l’apatridie). Depuis les lois de 1998 et 2015, la déchéance ne s’applique que pour des cas extrêmes : terrorisme ou atteinte à l’État. Ces procédures restent rares et juridiquement encadrées.
Mais d’autres mécanismes d’exclusion se mettent en place :
– Dissolutions d’associations : plus de 40 depuis 2017, majoritairement des structures musulmanes. En 2023, 34 associations ont été dissoutes ; certaines ont été réhabilitées par le Conseil d’État.
– Islamophobie en hausse : 1 037 faits recensés en 2024 par le Collectif contre l’islamophobie en Europe (+25 % par rapport à 2023).
– Discriminations concrètes : en décembre 2024, une étudiante voilée a été exclue d’un tribunal pour un exercice pédagogique sans base légale. Une étude récente montre que le port du voile réduit de 80 % les chances d’une candidate d’obtenir un entretien d’alternance.
– Projet de loi (avril 2024) : la proposition n° 2494 prévoit l’exclusion définitive d’élèves convaincus de « menées islamistes ». La formulation floue fait craindre une stigmatisation abusive.
Aujourd’hui, des Français sont mis en cause à cause de leur prénom. Des élèves sont exclues pour leur voile. Des citoyens meurent sous le coup d’un soupçon. Exprimer sa compassion pour Gaza devient risqué. La solidarité humanitaire est assimilée à une trahison nationale. Là encore, la loyauté des musulmans est mise à l’épreuve.
3. Vigilance et mémoire
« Oublier ce qui s’est passé, c’est légitimer à nouveau la division. » – Benjamin Stora
Rappeler le passé n’est pas un fardeau. C’est une boussole. Une exigence de justice, dans une République postcoloniale.
Conclusion
Ce constat pourra paraître excessif. Il ne l’est pas. Les signaux sont là. Ce n’est pas une prophétie, c’est une alerte.
Tant que nous fermerons les yeux sur les stigmates du passé et les fractures du présent, la maison commune restera vulnérable.
« Si l’on refuse à un homme le droit d’être autre chose que ce qu’il est déjà, alors il est condamné à la révolte. » – Amin Maalouf
Ce que nous refusons aujourd’hui aux musulmans de France, c’est cela : le droit d’être pleinement eux-mêmes et pleinement citoyens.
À l’horizon de 2027, une question va se poser : cette citoyenneté, si souvent mise à l’épreuve, se traduira-t-elle par un vote, une abstention, un sursaut ?
Les musulmans de France voteront-ils pour exister, ou s’abstiendront-ils pour protester ?
Le choix ne sera pas seulement électoral. Il sera symbolique. Il dira à quel point ils se sentent — ou non — encore inclus dans le destin commun.
Serons-nous assez vigilants pour empêcher un nouveau drame ?