Abed CHAREF
En Algérie et au Maroc, quand il s’agit de Palestine et de Sahara Occidental, les frères musulmans cessent d’être des frères. Encore moins des frères de combat. Écartelés entre une ambition islamiste supposée les rapprocher, et une realpolitik qui les sépare inexorablement, les partis appartenant à la mouvance des frères musulmans tiennent un joli discours d’unité et de fraternité par temps paisible; mais dès que les sujets qui fâchent sont abordés, ils reviennent au réel: ils exposent leurs divergences, probablement insurmontables, et deviennent les pires ennemis.
Les deux sujets qui les opposent de manière frontale sont évidemment le Sahara Occidental et la Palestine, même si, sur d’autres dossiers, comme le Sahel, le rapport à l’occident et au Maghreb, leurs divergences sont importantes. Le génocide en cours à Ghaza n’a fait qu’agrandir le fossé entre les deux partis phare de la cette mouvance, le mouvement algérien de la société pour la paix (MSP), et le parti marocain de la justice et le développement (PJD). Le premier a fait partie du gouvernement algérien une dizaine de fois, pendant près d’un quart de siècle, alors que le second était encore plus introduit dans la gouvernance locale: il a dirigé le gouvernement marocain pendant une décennie, de 2012 à 2021, avec deux chefs de gouvernement différents, Abdelilah Benkirane jusqu’à 2017 puis Saadeddine El Othmani.
Dans cette dispute entre «frères», le plus offensif, côté algérien, et le plus prolifique est assurément Abderrazak Makri. Ancien chef du parti, il a sorti sa formation de l’appareil gouvernemental et se présente actuellement comme secrétaire général du Forum de Kuala Lumpur pour la pensée et la civilisation, une organisation regroupant des associations islamistes affublées du titre de modérées et généralement dans l’orbite des frères musulmans. Ce titre lui permet de rivaliser avec le marocain Ahmed Raïssouni, ancien président de l'Union internationale des savants musulmans, autre organisation de la même mouvance, considéré comme un des idéologues de son parti.
Déjà très offensif quand il était à la tête de son parti, M. Makri était devenu encore plus virulent depuis qu’il n’occupe plus de fonction officielle en Algérie. Il fait feu de tout bois, donnant libre cours à sa pensée, lui qui était déjà connu pour une liberté de ton peu habituelle dans son parti. Dès août 2021, il s’était attaqué frontalement au Maroc, qu’il considèrait tout simplement comme un pays non souverain. «Le Maroc est l'un des premiers pays arabes à avoir perdu sa souveraineté. C'est un État (...) dépourvu de contrôle sur ses propres décisions. Il œuvre au profit de la France et de l'entité sioniste au sein de l'axe occidental et sous l'égide américaine», écrivait-il dans son blog, deux jours après la décision de l’Algérie de rompre ses relations diplomatiques avec le Maroc.
Palestine, sujet tabou
Cette semaine encore, il s’attaquait violemment, lundi 2 juin, au Maroc, au sujet de l’utilisation du port de Tanger par l’armée israélienne alors que le génocide à Ghaza se poursuit. «L'utilisation du port de Tanger pour recevoir des avions de combat israéliens est une mesure provocatrice et regrettable». Elle constitue «une insulte aux sentiments de la nation et une normalisation inacceptable avec une entité qui continue ses violations», a-t-il écrit sur X.
A cela s’ajoutaient les multiples sujets de discorde, comme le discours de menace contre l’Algérie proféré à partir du territoire marocain par l’ancien ministre israélien de la défense Yoav Gallant.
Les «frères» d’Algérie affichent toutefois avec une certaine fierté leur soutien à la résistance palestinienne et au mouvement Hamas, lui aussi dans la mouvance des Frères musulmans, par opposition aux «frères» marocains qui ont validé la normalisation avec Israël. Car le principal péché des frères musulmans marocains est précisément d’avoir lié négativement Sahara Occidental et Palestine.
C’est Saadeddine El-Othmani, alors premier ministre marocain, qui a signé l’accord de normalisation avec Israël le 22 décembre 2020. La signature a eu lieu deux jours après la décision du président américain Donald Trump, alors en fin de mandat après avoir été battu aux élections de novembre 2020, qu’il soutenait les thèses marocaines sur le Sahara Occidental.
Le marchandage était d’une certaine vulgarité: le Maroc, qui préside pourtant le comité Al-Qods (Jérusalem) depuis les années Hassan II, se range aux côtés d’Israël, en contrepartie d’une validation des états-Unis, puis des pays occidentaux, de la thèse marocaine sur le Sahara Occidental. Abderrezak Makri considérait cette attitude comme une «malédiction» qui allait poursuivre le PJD et le Maroc. Il dénonce ceux «qui se prosternent» et ceux qui «croient qu’en concédant leurs principes, des régimes corrompus et clients les adopteront et que l’Occident les acceptera».
Les frères marocains adeptes du Grand Maroc
C’est encore M. Makri qui monte au créneau quand M. Raïssouni, portant le titre de «président de l'Union internationale des savants musulmans», s’attaque à l’Algérie. L’organisation dont M. Raïssouni était président avait été fondée par Youcef Kardhaoui, leader des frères musulmans et imam cathodique très influent quand il officiait à la chaîne qatarie Al-Jazeera.
M. Raïssouni avait appelé les marocains à organiser des marches populaires pour prendre la région de Tindouf, en Algérie, récupérer la Mauritanie, en plus du Sahara Occidental, et ce dans le cadre d’un fantasme du grand Maroc à qui est supposée revenir une partie de l’Afrique du nord-ouest. M. Makri avait sévèrement taclé Raïssouni, auquel il rappelait ses devoirs envers les Palestiniens. «Il aurait été préférable pour Al-Raissouni d'appeler à des marches massives dans différentes villes du Maroc contre la nromalisation avec l'entité sioniste, et de rompre l'alliance stratégique entre son pays et cette entité occupant la Palestine». Au passage, M. Makri a rappelé aux «frères» marocains que le secrétaire général du parti MJD, alors premier ministre, était le signataire officiel de l’accord de normalisation avec Israël.
Alors que Ghaza vit l’enfer depuis vingt mois, les «frères» marocains n’arrivent toujours pas à se dépêtrer du pêché originel que représente, pour eux, la signature de la normalisation avec Israël par un des leurs. Saadeddine El-Othmani (vidéo ci-dessous) en an encore fait les frais, lundi, lorsqu’il a été expulsé de l’université de Tanger, précisément pour avoir validé la normalisation. Pendant ce temps, leurs «frères» algériens tentent d’influer sur le cours des événements, sans guère de succès. Mais entre les deux, les liens sont presque totalement rompus. Apparemment pour longtemps encore.